Lu sur Le Monde le 15 septembre 2023
"(...) Nous avons mené une enquête avec IFOP et la Fondation Jean-Jaurès : selon les Français, qui raconte le mieux la France, ses idéaux, ses valeurs, son identité ? Dans la liste des catégories d’acteurs proposées (écrivains, hommes et femmes politiques, journalistes, marques…), c’est la onzième option qui est citée en premier, et de loin : « Personne » (34 %).
Aucun des émetteurs listés n’est jugé capable de produire un récit articulé et puissant autour de ces questions essentielles : où en sommes-nous, en tant que nation ? En quoi croyons-nous ? Vers quel horizon commun nous destinons-nous ? Pour résumer, le roman national est en panne, faute de conteurs.
Cette « souffrance narrative » est ressentie avec plus de force encore par les classes populaires ; 71 % des ouvriers estiment, je cite, qu’« aujourd’hui, plus personne ne [les] fait vibrer en parlant de la France, et [qu’ils] le regrette[nt] ».
Cette enquête livre un autre enseignement : le déclassement symbolique du politique. Seule une portion extrêmement réduite de la population reconnaît aux responsables politiques la capacité à raconter la France (11 %). C’est stupéfiant : cela signifie que le politique a cessé d’être perçu comme le porte-voix légitime du pays, alors qu’il n’a jamais été aussi nécessaire de rendre lisible la société, de donner du sens à un monde de plus en plus complexe.
"(...) Au lieu de poursuivre un travail exigeant de « conteur national », qui nécessite d’avoir une compréhension fine des réalités du pays et une vision forte de son devenir, le politique s’est asséché dans des stratégies d’images.
"(...) La force du roman national des marques, c’est qu’il se nourrit des défaillances de celui proposé par le politique.
(...) Prenons la banlieue, souvent décrite de façon misérabiliste, réductrice et stigmatisante. La marque de VTC Heetch a décidé de prendre le contre-pied de ce récit en présentant la banlieue comme un espace de vie et de création.
Quand la Française des jeux signe sa campagne publicitaire « Et voir la France gagner », c’est qu’elle a identifié que les discours politiques sur la nation étaient rongés par des « passions tristes », teintées de déclinisme."
"(...) Le 1er enjeu, c’est la perte de souveraineté narrative : à qui appartient le pouvoir de dire qui nous sommes ? Quand Renault proclame son « Ode à la France », en présentant sa propre sélection des référentiels historiques et culturels nationaux, ou quand la SNCF donne sa définition de ce que signifie vivre dans un pays « hexagonal », on se rend compte que la vision de la nation fait désormais l’objet d’une lutte d’interprétation symbolique non plus seulement entre la droite et la gauche (...) mais entre le monde marchand et le monde politique. C’est un profond changement de référentiel."
Merci Raphaël Llorca pour cette stimulante contribution !
> Un article à retrouver ici.
_Alexis

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