Lu sur la Liste des biens communs 15 mai 2023
Alexandre Monnin : « Apprendre à fermer les infrastructures qui menacent l’habitabilité de la planète »
Mégabassines, raffineries, chaîne logistique d’Amazon, autoroutes... Dans son nouvel ouvrage, le philosophe Alexandre Monnin rappelle comment le capitalisme nous lègue des héritages empoisonnés. Il appelle à la « désinnovation » et à une écologie de la fermeture pour ces infrastructures qui compromettent notre survie future.
Nos modes de vie insoutenables reposent sur un tramage d’infrastructures et une organisation sociale capitaliste qui ont altéré notre monde.
Sols rendus stériles par l’agroproductivisme, fleuves pollués, gazoducs et mégaraffineries pétrolières, aéroports internationaux ou encore réseaux numériques énergivores : nous héritons de structures industrielles, sociales et politiques qui, aujourd’hui, menacent l’habitabilité de notre planète.
Enseignant-chercheur et, entre autres, directeur du Master of Science « Strategy & Design for Anthropocene » à l’ESC Clermont, le philosophe Alexandre Monnin s’est penché, dans son dernier livre, Politiser le renoncement (éditions Divergences, avril 2023), sur la redirection écologique de ces infrastructures.
Comment démanteler collectivement des infrastructures vectrices d’inégalités et néfastes pour le climat ?
Comment, loin des fantasmes d’une croissance verte ou d’une reconnexion à la Nature idéalisée, inventer une « écologie de la fermeture » ?
Quelles modalités démocratiques pour lancer des politiques de renoncement ?
Mediapart : Face à la crise climatique, le conflit ne se jouerait pas dans une opposition binaire entre libéraux et décroissants, car, selon vous, nous héritons d’un monde qui a été guidé et fabriqué par la volonté de dépasser les limites planétaires. Votre travail et vos réflexions reposent en partie sur ce que vous appelez les « communs négatifs », des communs nocifs pour la planète que nous lègue le capitalisme. Pouvez-vous revenir sur cette notion ?
Alexandre Monnin : Je parle de communs négatifs pour désigner des réalités qui, à l’instar des communs, ne sont pas caractérisées par une qualité intrinsèque, ontologique, mais qu’il faut reconnaître en tant que telles afin d’en infléchir la trajectoire. Les communs, comme définis par la politologue et économiste américaine Elinor Ostrom, renvoient à des ressources bénéfiques qu’il conviendrait de faire perdurer dans le temps en se donnant des règles de gouvernance démocratique à cette fin.
Les communs négatifs qualifient a contrario des réalités dont personne ne veut, et dont il faudra s’occuper pour s’en détacher. Et ce, d’autant plus à mesure qu’elles se multiplieront : sols pollués, rivières asséchées, infrastructures à l’abandon, etc.
Nous héritons d’un monde tramé par des communs négatifs qui menacent l’habitabilité de la planète comme les énergies fossiles, le smartphone, les chaînes d’approvisionnement logistiques, le modèle d’attractivité entre territoires, les mesures néolibérales, qu’il n’est pourtant pas possible de laisser perdurer. La question est donc de savoir comment infléchir leur trajectoire : les rediriger, les démanteler, avec soin et de manière déterminée.
Peut-on qualifier de « commun négatif » les mégabassines, qui cristallisent aujourd’hui tout un mouvement qui s’incarne dans Les Soulèvements de la Terre ?
Je n’ai pas étudié personnellement le cas des mégabassines, même si j’ai une opinion sur le sujet. Mais je dirais que le fait d’enquêter comme le font les collectifs impliqués dans la lutte contre ces projets d’infrastructure afin de produire une expertise destinée à infléchir la trajectoire d’entités jugées nuisibles (ici, pour cause de maladaptation au changement climatique et du refus, plus largement, de remettre en cause l’agriculture industrielle), s’accorde tout à fait avec ma conception des communs négatifs.
Dans le cas des communs traditionnels, on a parfois l’impression que le lien entre le collectif qui institue une ressource en commun et celle-ci est quasi naturel. Ce qui est faux, car des conflits, d’échelle notamment, sont toujours susceptibles d’intervenir. Dans le cas des communs négatifs, cette illusion de naturalité fait toujours défaut. Qui, en effet, dispose a priori d’un mandat et de la légitimité pour infléchir la trajectoire de technologies comme la 5G, de projets comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou les mégabassines ? Personne.
Pour autant, les collectifs qui enquêtent sur ces réalités afin de les faire reconnaître le plus largement possible comme des communs négatifs dépassent ce problème de représentation en produisant une expertise et des raisons visant à démontrer le caractère nuisible de ces entités et exigeant par exemple leur démantèlement ou leur arrêt. C’est une manière de dépasser le problème du défaut de légitimité : en élargissant, par l’enquête, les publics concernés, quitte évidemment à entrer dans un rapport de force avec l’État.
En somme, si les « communs négatifs » comme les centrales au gaz, les autoroutes, les mégabassines, sont des projets imposés par en haut, les démanteler ou s’en défaire serait un exercice démocratique « par en bas »…
Oui, et cela renvoie à une conception de la démocratie qui ne dépend pas seulement du vote, au sens où une légitimité illimitée découlerait du verdict des urnes, mais de la capacité à rendre communes des questions liées par exemple au maintien de conditions d’habitabilité sur Terre. Cette conception de la démocratie, qui passe par la capacité à enquêter, et celle qui sous-tend la réflexion sur les communs se rejoignent : ce sont deux expressions d’une forme de démocratie radicale.
On peut d’autant moins en faire l’impasse que pour opérer des arbitrages ou des fermetures de manière juste, il faut prendre en compte les attachements des populations concernées. C’est aussi ce qui différencie une approche planificatrice tournant autour des besoins fondamentaux d’une approche par les attachements qui ne peut pas faire l’économie d’enquête auprès des personnes concernées et avec elles.
Face à ces communs négatifs dont nous avons hérité, vous écrivez qu’il faut que nous déployions une écologie de la fermeture, du démantèlement, de la désinnovation...
Il faut emprunter une ligne de crête entre une
dépendance à très court terme vis-à-vis de la technosphère et
le fait de maintenir ou d’aggraver le statu quo. Ce n’est pas
un centrisme mou, pas plus qu’une position médiane, mais au
contraire une position extrêmement exigeante, qui suppose de
prendre au sérieux le démantèlement et ses conséquences pour
les personnes les plus fragiles et les plus précaires
notamment, tout en écartant les perspectives réactionnaires ou
malthusiennes.
Ainsi, dans le sillage de la crise de surproduction d’azote qui les touche et dont les effets écologiques sont désastreux, les Pays-Bas sont devenus au cours des dernières années un laboratoire du démantèlement en prenant des mesures drastiques d’ici à 2030 concernant notamment la diminution de leur cheptel – de 30 à 50 % – ou encore de leurs exploitations agricoles productivistes – 30 % seront expropriées et 30 % converties à une agriculture extensive.
Or on parle ici du deuxième exportateur agricole au monde après les États-Unis, qui est aujourd’hui plongé dans une grave crise politique pour avoir tardé à agir…
Le sabotage, de plus en plus en débat dans les sphères militantes écologistes, est-il une forme de politique de fermeture des communs négatifs ?
La question du sabotage prend en effet de plus en plus d’importance. Notamment dans la perspective d’interrompre des projets jugés destructeurs. D’un autre côté, le sabotage fait l’objet de réactions qui l’instrumentalisent pour servir leurs desseins, facilitant en particulier les usages du qualificatif d’« écoterrorisme » par exemple. Dès lors que l’on parle de sabotage, on aborde une question stratégique.
La fermeture telle que je l’envisage n’est pas synonyme de destruction. On ferme sous un aspect, on désactive ce qui doit l’être mais en laissant derrière soi un reste, un rebut dont il faut bien s’occuper. Ce reste peut être une friche ou une ruine, un vestige.
Déterminer ce qui est viable ou qui ne l’est plus devient un enjeu démocratique de tout premier plan.
Alexandre Monnin
Dans tous les cas, il convient d’anticiper sa survenue pour éviter qu’il ne fasse l’objet d’une appropriation ou d’une revalorisation capitaliste. Les friches, en ce sens, fournissent d’excellentes opportunités pour les promoteurs immobiliers et les aménageurs urbains ! Il faut donc anticiper ces reprises et poser des garde-fous destinés à interrompre ce cycle capitaliste sans fin de « création-destruction ».
Le capitalisme ne peut-il justement pas phagocyter cette notion de « communs négatifs » et de démantèlement pour justifier des fermetures synonymes non pas d’émancipation mais de « business as usual » ?
Si. Il serait illusoire de penser échapper aux stratégies de reprise du capitalisme. Dans le livre Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement (éditions Divergences, 2021), le chercheur Diego Landivar revenait sur le fait que le capitalisme a déjà expérimenté diverses modalités de fermeture qui ne visent nullement à en interrompre le cours, à travers notamment une ingénierie de la liquidation ou du patrimoine.
Aujourd’hui, on parle de fermetures motivées par des raisons de viabilité écologique, ce qui change considérablement la donne. L’enjeu est donc de se réapproprier collectivement la capacité à déterminer ce qui est viable et ce qui ne l’est pas afin de ne pas l’abandonner à de grandes agences privées ou parapubliques qui agiraient au bénéfice d’un maintien du statu quo par le truchement de l’adaptation au changement climatique.
C’est aussi la raison pour laquelle on ne doit pas opposer démocratie et urgence climatique : déterminer ce qui est viable ou qui ne l’est plus devient un enjeu démocratique de tout premier plan. Quand des territoires de montagne, tels que les étudie le chercheur Emmanuel Bonnet, anticipent collectivement le renoncement à l’économie liée à la neige et enquêtent sur de nouvelles conditions de subsistance, on est tout à fait dans cette perspective.
Quelle place dans cette politique du renoncement pour les travailleurs et les travailleuses des infrastructures néfastes pour le vivant ?
Une place absolument centrale. On a coutume d’assimiler implicitement les travailleurs et les travailleuses à des actifs échoués, au motif qu’ils et elles n’auraient pas les compétences leur permettant d’occuper les futurs emplois verts de demain. D’une part, la question du chiffrage de ces fameux emplois verts fait débat. D’autre part, il faut dire et répéter que les actifs échoués ne sont pas les travailleurs et les travailleuses mais des activités, des infrastructures ou des entreprises.
L’essentiel de nos technologies sont aujourd’hui zombifiées, autrement dit s’appuient sur des stocks de ressources non renouvelables.
Alexandre Monnin
Il faut renverser cette manière de cadrer les enjeux liés au travail, car comment opérer des redirections sans y associer les savoirs-métiers mais aussi les savoirs inconfortables (de ce qui ne marche pas, des pollutions cachées, etc.) dont sont les dépositaires les travailleuses et les travailleurs ? Comment se passer de leur expertise dès lors qu’il s’agira de prendre soin ou de maintenir une partie de ce qui aura été désaffecté ou démantelé ?
De même, s’il s’agit de rediriger radicalement certaines activités, comment imaginer les activités qui devront succéder aux précédentes, davantage taillées à la mesure d’un monde dont il convient de préserver l’habitabilité, sans opérer un inventaire de ce qui doit être fermé et de ce qui doit être maintenu ?
Cela suppose, par exemple, de permettre aux travailleurs et aux travailleuses de lister les actifs des entreprises pour les soumettre à de nouvelles finalités en tendant vers des formes d’autogestion écologisée.
Le numérique est un vrai défi au regard du démantèlement. Pour exemple, la chaîne de production du smartphone est en prise avec des problématiques à l’échelle planétaire entre l’extractivisme des métaux nécessaires à sa fabrication et les réseaux 4G...
Oui, c’est juste. Le numérique est l’exemple même de ce que le physicien José Halloy nomme une « technologie zombie ». Malheureusement, l’essentiel de nos technologies sont aujourd’hui zombifiées, autrement dit s’appuient sur des stocks de ressources non renouvelables (elles sont « déjà mortes », du point de vue de la soutenabilité forte) et ne s’inscrivent pas dans les grands cycles biogéochimiques : elles n’arrivent pas à mourir, car elles ne sont pas compostables. Mais que faire dans un monde très largement numérisé en dépit de son insoutenabilité ?
Le philosophe de la technologie Benjamin Bratton nous enjoint d’imaginer un autre numérique, loin des réseaux sociaux par exemple, qu’il faudrait à mon sens socialiser et démanteler. Mais l’on peut aussi réfléchir à des manières de ne pas multiplier les innovations numériques inutiles ou de convertir des dispositifs numériques dans des infrastructures analogiques.
L’enjeu n’est-il pas aussi de démanteler dans des conditions qui préservent les populations les plus fragiles ?
C’est même un enjeu à mettre au premier plan. Le démantèlement, la fermeture ou le renoncement ne doivent pas ajouter du mal au mal et s’envisager comme un geste d’avant-garde, viriliste et validiste. L’écologie ne se préoccupe pas assez de ces questions. On a vu pendant la pandémie de Covid à quel point des formes d’eugénisme réactionnaire pouvaient se faire entendre sans guère de contestation. De ce point de vue, les collectifs d’autodéfense sanitaire ont réalisé un travail extraordinairement important pour contrer ces discours.À lire aussi
La réflexion sur la fermeture ou, à plus forte raison, celle sur sa mise en pratique sont susceptibles de fragiliser les personnes déjà vulnérables ou rendues vulnérables. Par conséquent, il faut prendre en compte leurs attachements en priorité. Ne pas projeter une perspective de fermeture dominée par le regard d’hommes blancs, valides, cis (comme moi, au passage !).
C’est aussi la raison pour laquelle ces enjeux ne doivent surtout pas, de mon point de vue, être appréhendés comme des luttes gigantomachiques entre la Nature et l’Artifice, la Technique et la Vie. Ce sont des impasses tout à la fois conceptuelles et pratiques, conduisant à des conceptions réactionnaires qui s’infiltrent partout. Quand certains milieux écologistes en viennent à déclarer en priorité la guerre aux personnes trans au nom de la Nature, il vaut mieux tout arrêter.
Que serait une politique publique de démantèlement ? Faut-il un service public de la fermeture ?
Tout dépend de la conception que l’on se fait des services publics ! En tout cas, il faut certainement socialiser cette question de la fermeture et mettre en place des institutions qui font aujourd’hui défaut. Il est d’autant plus important de légitimer ces enjeux qui vont s’imposer à nous. Nous devons apprendre à fermer les infrastructures qui menacent l’habitabilité de la planète. Or, aujourd’hui, il n’y a pas de pédagogie du renoncement. Pas plus que de recherches concernant la manière de basculer vers des technologies vivantes, synonymes de durabilité forte.
Le philosophe Langdon Winner parle à ce sujet de « luddisme épistémique ». À rebours du sabotage, il évoque à travers cette expression la nécessité d’expérimenter le fait de se passer de technologies, d’infrastructures, etc. Nous manquons de savoir-faire, de savoirs et de protocoles pour opérer ces nécessaires redirections.
Si la réforme des retraites est passée, c’est bien parce que nous sommes dans une économie des actifs. Mais comment démanteler cette économie ? C’est une question à laquelle nous n’avons pas de réponse et qui conditionne pourtant beaucoup de choses. Les savoirs requièrent des institutions. On peut les produire aux marges mais de façon limitée. Stratégiquement, il faut lutter pour légitimer et instituer le renoncement.
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